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SPOTLIGHT #11 : La loi n°2023-1059 du 20 novembre 2023 créant les tribunaux des activités économiques : explications et points d’inquiétude
Chez Lead up, nous nous engageons à fournir à nos clients les solutions les plus innovantes en matière de résolution des conflits, adaptées à leurs contextes sectoriels spécifiques. Pour ce faire, nous devons rester à l’affût des développements récents dans les secteurs de nos clients et analyser ces évolutions en fonction de leurs besoins. Chaque mois, dans le « Lead up Spotlight », nous partagerons avec vous – nos collègues, clients et partenaires potentiels – notre analyse sur un développement récent relatif à la résolution des conflits dans un secteur qui nous tient à cœur ainsi qu’à nos clients.
Le « Lead up » Spotlight de ce mois-ci se concentre sur la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023, d’orientation et de programmation du ministère de la Justice, dite loi Justice, qui introduit, entre autres réformes, la création expérimentale des Tribunaux des Activités Économiques. En voici les grandes lignes :
Création des Tribunaux des Activités Économiques (TAE)
La loi Justice (article 26) prévoit, à titre expérimental et à compter du 1er janvier 2025, de remplacer le tribunal de commerce par un Tribunal des Activités Economiques (« TAE ») aux compétences élargies et ce pour une durée de 4 ans.
Tout en maintenant la compétence sur les litiges traditionnellement traités par les tribunaux de commerce, la loi dote désormais 12 tribunaux de commerce, rebaptisés TAE, d’une compétence quasi-exclusive pour connaitre des procédures amiables et collectives de l’ensemble des acteurs économiques quels que soient leur statut et leur domaine d’activité, des commerçants, artisans mais aussi des agriculteurs, sociétés civiles, associations et professionnels libéraux qui relevaient auparavant de la compétence du tribunal judiciaire (à l’exception des avocats et officiers publics ministériels , qui relèvent toujours de la compétence du tribunal judiciaire). Cette compétence s’étend également aux contentieux des baux commerciaux nés de la procédure collective et présentant avec celle-ci des liens de connexités suffisants.
L’objectif de la loi est de rendre plus lisible la répartition des compétences entre les tribunaux judiciaires et les tribunaux de commerce en mettant en place un bloc de compétence unique en pour les procédures amiables et collectives.
La liste des tribunaux de commerce concernés par cette loi a été fixée par l’article 2 de l’arrêté du 5 juillet 2024 et désignent comme TAE les tribunaux de commerce de Marseille, le Mans, Limoges, Lyon, Nancy, Avignon, Auxerre, Paris, Saint Brieuc, le Havre, Nanterre et Versailles.
Composition des TAE
Les TAE seront composés de juges élus des tribunaux de commerce, de juges exerçant la profession d’exploitant agricole si nécessaire, et d’un greffier. Les juges issus du secteur agricole siégeront en qualité d’assesseurs lorsque la formation de jugement le requiert.
Représentation par avocat devant les TAE
La représentation par avocat devant cette nouvelle juridiction n’est pas obligatoire lorsque la demande porte sur un montant inférieur ou égal à 10.000 euros ou qu’elle a pour origine l’exécution d’une obligation dont le montant n’excède pas 10.000 euros, ou encore dans le cadre des procédures amiables et collectives, pour les litiges relatifs à la tenue du registre du commerce et des sociétés ou pour la procédure de règlement amiable agricole (article 26 II de la loi).
Contribution pour la justice économique
L’article 27 de la loi Justice met en place, pour chaque instance introduite devant le TAE, une contribution à verser par la partie demanderesse, à peine d’irrecevabilité que le juge peut prononcer d’office. L’objectif est de permettre un financement de la justice économique par une contribution de celui qui recourt au service public de la justice.
Le décret n°2024-1225 du 30 décembre 2024 relatif à l’expérimentation de la contribution pour la justice économique est venu fixé le barème pour cette contribution financière ainsi que ses modalités d’application.
· la contribution pour la justice économique est due par l’auteur de la demande initiale lorsque la valeur totale de ses prétentions est supérieure à 50.000 euros ;
· Lorsque la demande initiale est formée par plusieurs demandeurs, la contribution pour la justice économique est due par chacun d’eux, et la valeur totale des prétentions est appréciée séparément pour chacun ;
· La contribution n’est pas due lorsque la demande est formée par le ministère public, l’Etat, une collectivité territoriale, une personne physique ou morale de droit privé employant moins de 250 salariés, ou encore lorsque la demande concerne l’ouverture d’une procédure amiable ou collective, ou l’homologation d’un accord issu d’un mode amiable de résolution des différends ou d’une transaction.
Montant de la contribution
Le montant de la contribution varie selon que le demandeur est une personne morale ou une personne physique.
Pour les personnes morales de droit privé (employant plus de 250 salariés et dont les prétentions sont supérieures à 50.000 euros) : le paiement et le montant de la contribution varie selon le montant du chiffre d’affaires annuel moyen sur les 3 dernières années et le montant du bénéfice annuel moyen sur les 3 dernières années :
Pour les personnes physiques (employant plus de 250 salariés et dont les prétentions sont supérieures à 50.000 euros), le montant de la contribution varie selon le revenu fiscal de référence par part :
En cas de règlement amiable du différend ou en cas de décision constatant l’extinction de l’instance par suite d’un désistement, la contribution est remboursée.
Préoccupations soulevées par la loi
Si la loi dite Justice permet à la France de s’aligner sur les standards européens (la plupart des Etats européens alimentent le budget de la justice par des frais versés par les justiciables), il n’empêche qu’elle soulève selon nous des points d’inquiétude :
– Des coûts prohibitifs : les montants de la contribution financière peuvent décourager certains justiciables d’engager une action devant le TAE.
– Une rupture d’égalité entre les justiciables : que le justiciable relève de la compétence du TAE de Versailles ou du tribunal de commerce de Créteil, il ne sera pas traité de la même manière. Dans le premier cas, il peut être soumis à la contribution financière, tandis que dans le second, il ne le sera pas et bénéficiera d’un accès gratuit à la justice. L’égalité territoriale entre les justiciables se trouve menacée. De même, une personne morale de droit privé employant plus de 250 salariés, dont le chiffre d’affaires annuel moyen sur les 3 dernières années est supérieur à 50.000 millions d’euros et dont les prétentions sont supérieures à 50.000 euros ne sera pas traitée de la même manière qu’une entreprise ayant le même chiffre d’affaires, le même montant de prétentions mais employant « seulement » 200 salariés, car cette dernière ne sera pas soumise à la contribution financière pour présenter sa demande.
–Un risque de forum shopping entre tribunaux : en instaurant une contribution financière dans les TAE, certains justiciables peuvent chercher à assigner devant un tribunal de commerce non soumis à une telle contribution pour échapper à son paiement. Pour ce faire, les parties pourront intégrer dans leurs nouveaux contrats une clause attributive de juridiction pour exclure les tribunaux participant à l’expérimentation.
–Qu’en est-il de la valorisation artificielle des demandes ? Pour éviter de payer la contribution financière, certains justiciables pourraient sous-évaluer leur demande initiale pour rester en dessous du seuil de 50 000 €, puis l’ajuster à la hausse au cours de la procédure. L’article 5 du décret n° 2024-1225 du 30 décembre 2024 stipule qu’une fois la contribution payée – soit au greffe du tribunal, soit en ligne – un reçu et une preuve de paiement sont délivrés, et les fonds sont conservés sur un compte dédié pendant 3 mois après la décision du tribunal ou la fin de la procédure. Dans les cas où la demande initiale a été sous-évaluée, les greffiers chargés d’enregistrer la contribution seront-ils autorisés à réévaluer le montant de la contribution à la fin de la procédure ?
Critiquée par les professionnels du droit, cette loi a fait ou va faire l’objet de recours devant le Conseil d’Etat de la part du Conseil de l’Ordre, la Conférence des Bâtonniers et du Conseil National des Barreaux.
A noter cependant que cette contribution a été validée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023 au motif qu’il s’agit d’une expérimentation dont l’objet mais également la durée ont été suffisamment définis et limités. L’inégalité de traitement entre les justiciables soumis à l’expérimentation et ceux qui ne le sont pas est justement la conséquence nécessaire de la mise en œuvre de cette expérimentation et se trouve donc justifiée.